Naissance d’un bagne colonial

Posté par philippepoisson le 29 octobre 2008

 

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L’idée du danger que représenterait la concentration de forçats en cours de peine dans les ports de Toulon, de Brest et de Rochefort[1] se répand surtout dans les années 1830. La population craint qu’ils deviennent alors les centres d’une infection menaçant le corps social par ceux qui s’en échappent ou en sortent libérés. Et alors que le bagnard coûte bien moins cher qu’un travailleur libre, la bourgeoisie découvre le formidable vivier de main d’œuvre de tous ceux qui quittent les campagnes pour venir travailler dans les villes. Ne sachant pas s’il faut craindre la communauté des bagnards plus que le prolétariat naissant, les gouvernements veulent surtout éviter la mauvaise influence des premiers sur les seconds.

 

 

En 1845, des bourgeois de Rochefort affirment : « Nous arrivons au moment où ces gens que la société a flétris et bannis de son sein auraient tous les agréments de la vie, quand d’honnêtes familles d’artisans, presque tous nos cultivateurs, manquent de nécessaire. Si quelque chose doit surprendre depuis longtemps, c’est que l’on ait maintenu dans ces ports des êtres qui, a de rares exceptions près, n’aspirent point à leur réhabilitation dans la société.»

 

Une succession de rapports, d’affirmations, de statistiques affluent vers les bureaux parisiens, proposant tous d’exclure de la métropole les condamnés aux travaux forcés. « Des sociétés philanthropiques éclairées s’offusquent du spectacle « répugnant » de forçats traînant leurs chaînes et tombant comme des mouches : on meurt trois ou quatre fois plus que la normale au bagne. Moins humanitaires mais plus efficaces sont les pétitions réitérées de conseils généraux des départements concernés par les bagnes qui réclament la déportation des condamnés et des forçats libérés».[2]

 

Les événements de juin 1848 permettent de faire bientôt l’amalgame entre les ouvriers dévoyés par les idées révolutionnaires et les forçats ennemis de la propriété. L’idée de la transportation, de la déportation, va faire disparaître du sol national cette double menace. En 1850, le prince-président Louis Napoléon qui avait déjà déporté vers l’Algérie des milliers de condamnés renfermés des journées de juin 1848[3], décide aussi d’en finir avec les bagnes portuaires : « Six mille condamnés renfermés dans nos bagnes grèvent le budget d’une charge énorme, se dépravent de plus en plus et menacent incessamment la société. Il me semble possible de rendre la peine des travaux forcés plus efficace, plus moralisatrice, moins dispendieuse et plus humaine en l’utilisant aux progrès de la colonisation française ».

 

Et dès 1852, on vide les bagnes de Rochefort puis de Brest pour diriger les condamnés vers la Guyane française, avant qu’une loi du 30 mai 1854 ne précise que la peine des travaux forcés servirait désormais aux tâches les plus pénibles de la colonisation. Après les bancs des galères et le labeur des arsenaux, les forçats vont connaître désormais les chantiers de la forêt amazonienne[4].

 

Avec cette loi de 1854, il s’agit non seulement d’assainir la métropole de ses parasites et de ses déchets sociaux, mais aussi de faire œuvre utile en peuplant et en fortifiant un empire en extension. « Le débouché colonial est donc un exutoire à l’augmentation démographique de la délinquance, à la récidive, à l’activité révolutionnaire, à l’encombrement des prisons ».[5]

 

La première vague de déportation en Guyane fut celle des prêtres réfractaires, des proscrits et déportés politiques de la Révolution et du Premier Empire. Désormais, les forçats transportés à partir du Second Empire vont faire de la Guyane la « Terre de la grande punition ».

 

Dès 1852, le transport des condamnés est assuré par les bâtiments à voiles de la marine nationale équipés de grandes cages et les conditions de voyage sur ces voiliers sont particulièrement rudes.

 

Cette période du bagne est marquée par une hécatombe due aux épidémies, à une administration déficiente, à l’absence de soins et aux mauvais traitements. Le taux de mortalité atteint 26 % de l’effectif des bagnards en 1856, à tel point qu’en 1867, on décide de remplacer la Guyane par la Nouvelle-Calédonie. En 1897, la Guyane demeure néanmoins la seule destination des forçats.

 

Avec la loi dite de la relégation votée le 27 mai 1885 à une très forte majorité par les députés d’une Chambre de centre gauche d’une IIIe République naissante, les condamnés pour délits mineurs, mais répétés, sont envoyés dans les bagnes à une mort certaine et rapide sans possibilité de retour, L’article premier de cette loi a au moins le mérite d’être explicite : « La relégation consistera dans l’internement perpétuel, sur le territoire des colonies ou possessions françaises, des condamnés que la présente loi a pour objet d’éloigner de la France ».

 

Si la transportation disparaît du Code Pénal français par décret-loi du Front Populaire en 1938, la relégation subsiste dans les textes. Sous le régime de Vichy, une nouvelle hécatombe provoquée par les rigueurs d’une administration impitoyable et par une alimentation déficiente due aux difficultés de ravitaillement, se traduit par un taux de mortalité de 20% de l’effectif des bagnards en 1942.

 

Cette tragique aventure se termine le 1er août 1953 lorsque le San Matteo ramène en France les derniers condamnés en cours de peine et les fonctionnaires des services de l’administration pénitentiaire. C’est la fin du bagne[6]. Une partie des archives restera sur place jusqu’en 1975.

 

Ces derniers bagnards de retour vers les ports français témoignent d’une histoire séculaire qui concerne près de 100 000 condamnés (dont quelques centaines de femmes de 1859 à 1906).

 

Les femmes, dans les bagnes, comme partout ailleurs, furent les plus trompées, les plus exploitées, les plus piégées, les plus punies. L’historienne Odile Krakovitch a les mots justes lorsqu’elle écrit à leur sujet : « La criminalité féminine fut, de tout temps, bien inférieure à la criminalité masculine. Leurs délits découlaient le plus souvent des conditions qui leur étaient faites dans la société : mères non consentantes, elles tuaient les enfants qu’elles ne pouvaient faire vivre, mères célibataires, elles volaient pour survivre. Envoyées au bagne pour des délits en général moins graves que ceux commis par les hommes dont elles n’étaient souvent que les complices, elles servirent de bétail. Le choix qui leur était offert n’était qu’une duperie permettant à la société de se procurer à bon compte des victimes consentantes. »[7]

 

Avec la loi inique votée en 1885 sur la relégation, les bagnes sont ouverts encore plus largement aux femmes, aux multi-récidivistes, aux coupables de petits délits, de petits vols. De ce point de vue, la IIIe République naissante se montra encore plus inhumaine que le Second Empire…

 

 

Sources

 

 

– Danielle DONET-VINCENT, La fin du Bagne, Editions Ouest-France, mai 1992.

 

- Pierre DUFOUR, Les Bagnes de Guyane, Pygmalion, département de Flammarion, 2006, p. 36.

 

- Michel PIERRE, La légende noire du Bagne, le journal du forçat Clémens (présenté par), Découverte Gallimard, 1992, pp 83-84.

 

- Odile KRAKOVITCH, « Les femmes envoyées au bagne pour cause de vol », dans Bulletin d’information des Etudes féminines (BIEF), Aix-en-Provence, 1983, p. 61-81.

 

 

Philippe Poisson – Décembre 2006


 

 

 


 

 

[1] Implantation des bagnes maritimes.

 

[2] Pierre DUFOUR, Les Bagnes de Guyane, Pygmalion, département de Flammarion, 2006, p. 36.

 

[3] Loi du 24 janvier 1850 sur la transportation des insurgés suivie de la loi de la même année du 8 juin sur la déportation consécutive à la suppression de la peine de mort encourue pour crime politique.

 

[4] Les ports restent jusqu’au milieu du XIXe siècle le lieu d’enfermement des condamnés. Les bagnes des ports ferment progressivement dès lors que les forçats sont acheminés vers la Guyane : Rochefort en 1852, Brest en 1858, Toulon en 1873.

 

[5] Op. cit. Pierre DUFOUR, pp. 39-40

 

[6] Danielle DONET-VINCENT, La fin du Bagne, Editions Ouest-France, mai 1992.

 

[7] Odile KRAKOVITCH, « Les femmes envoyées au bagne pour cause de vol », dans Bulletin d’information des Etudes féminines (BIEF), Aix-en-Provence, 1983, p. 61-81.

 

 

 

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